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22 décembre 2005

[Actu] Descendants des esclaves

calligraphieTchen Txeshik avait 13 ans quand les Japonais ont sonné à la porte de sa maison, en Corée, en septembre 1943. "Ils nous ont demandé de partir. Comme ils avaient promis un bon salaire à mon père, parti un an plus tôt et dont on n'avait plus de nouvelles, on n'a pas rechigné à le rejoindre. Nous avons fait nos sacs, ma mère, ma soeur et mon frère." La famille Txeshik quitte alors une Corée occupée par le Japon depuis 1905, à la suite d'une guerre gagnée sur la Russie. L'empire du Soleil-Levant y mène une politique de domination très dure : expropriation des terres et, depuis mars 1941, interdiction de l'enseignement du coréen — des étapes nécessaires pour effacer une culture jugée décadente.

Tchen Txeshik fera partie des milliers de Coréens transférés dans le sud de l'île de Sakhaline, avant et durant la seconde guerre mondiale. Deux millions d'entre eux sont réduits en esclavage, le plus souvent employés dans les mines de charbon, restées aujourd'hui la principale source d'énergie de l'île. "Ils nous ont maintenus dans des conditions de vie épouvantables", se souvient le vieillard, aujourd'hui très élégant dans son veston noir relevé d'une cravate rouge.

L'hiver, qui dure entre cinq et sept mois ici, on relève des températures inférieures à — 20 degrés. C'est un vent glacial qui souffle à travers les parois des nagaya, sortes de baraquements-dortoirs où ils sont logés. "On travaillait du lever du jour au coucher du soleil, pas d'eau chaude, pas de chauffage, et la nourriture, qui devait nous faire tenir durant un mois, suffisait à peine pour dix jours." Tchen se rappelle aussi du sucre qu'ils échangeaient contre du riz, et des humiliations à l'école.

Les accords de Yalta, signés en février 1945 par Roosevelt, Churchill et Staline, sont une terrible déception. Tchen et ses amis s'attendent que l'URSS chasse définitivement les Japonais de l'île de Sakhaline et leur rende la liberté. La réalité sera bien différente. "Je me souviens de l'arrivée de soldats sales, dont on ne comprenait pas la langue, raconte Tchen en évoquant le mois de février 1946, lorsque toute l'île tombe aux mains des Russes. Mais le plus étonnant étaient leurs yeux, immenses et tout ronds : pour nous, c'était la première fois que nous en voyions", relève-t-il en s'amusant dans un russe parfait, fruit de dix ans de cours du soir.

Les Japonais ont alors deux ans pour quitter l'île. "Mais ils nous abandonnèrent à notre sort, et personne ne s'occupa de nous rapatrier." Dans les faits, il est déjà trop tard pour partir : l'Union soviétique se ferme et n'entretient pas de relations avec la Corée du Sud, dont sont issus beaucoup de "déportés". Aucune information sur le reste du monde ne parvient dans l'île. Du moins par la voix russe. "On essayait d'écouter les radios japonaises, et c'est comme cela qu'on a eu quelques nouvelles." Rassemblés autour d'un poste, ils suivent ainsi les Jeux olympiques de Séoul, en 1988.

Au moment de la chute de l'URSS, en 1991, il devient possible de partir, mais le manque d'argent et la peur de ne trouver personne qui les attende les contraignent à rester. C'est ce que les Coréens appellent alors le "double abandon" : après celui des Japonais, celui de leur propre patrie.

Le vieil homme habite aujourd'hui encore à Sakhaline, la capitale de l'île, où la neige recouvre le sommet des montagnes voisines. Professeur à la retraite, Tchen Txeshik est l'un des 40 000 Coréens qui vivent dans l'île, ce Far East, l'extrême-orient de la Russie.

sakhaline1

Les deuxième et troisième générations, les "descendants des esclaves", comme ils se nomment, portent souvent des prénoms russes et parfois un nom de famille japonais. Ils apprennent le coréen à l'université, parce que leurs parents ont souvent oublié leur langue. Et tous attendent que le Japon, qui a offert quelques compensations aux premières générations, reconnaisse désormais sa responsabilité et s'excuse.

lu sur lemonde.fr

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